Et si on réhabilitait nos émotions?
Rédaction : Anne-Christine DUSS, Nutritionniste
Dans notre société moderne, les émotions ont peu à peu perdu leur légitimité. Autrefois reconnues comme des expressions naturelles de l’expérience humaine, elles sont aujourd’hui fréquemment perçues comme des obstacles à la performance, à la rationalité, à la productivité. Elles dérangent parce qu’elles sont imprévisibles, parce qu’elles parlent de vulnérabilité, parce qu’elles nous ramènent à notre humanité profonde — et parfois à nos limites.
Il suffit d’observer les discours dominants : il faut « garder son calme », « ne pas se laisser submerger », « prendre sur soi ». À force de valoriser la maîtrise de soi comme une vertu suprême, on en est venu à considérer l’émotion comme une défaillance, un bug dans le système. Ainsi, une personne en larmes est vite jugée « trop émotive », quelqu’un qui se met en colère est « instable », et celui ou celle qui manifeste un enthousiasme débordant peut être taxé d’immaturité.
Cette peur collective de l’émotion déborde jusque dans les sphères médicales et éducatives : un enfant qui pleure trop est suspecté d’avoir un trouble, un adulte qui traverse un chagrin prolongé est rapidement dirigé vers des antidépresseurs. Il ne s’agit pas ici de nier l’utilité des traitements médicaux quand ils sont nécessaires, mais de constater un glissement inquiétant : l’émotion devient un symptôme, quelque chose à faire disparaître.
Le réflexe est alors d’anesthésier. Non pas en accueillant ce que l’émotion a à dire, mais en la mettant sous silence. Les distractions numériques — scroll infini sur les réseaux sociaux, séries en continu — servent souvent de sédatifs émotionnels. La surconsommation (nourriture, achats, alcool, travail) devient une stratégie d’évitement. Même la spiritualité ou le développement personnel peuvent parfois être utilisés pour contourner la souffrance plutôt que pour l’embrasser.
Et puis il y a l’ignorance, ce mécanisme de survie subtil et socialement valorisé : on fait « comme si de rien n’était », on avance, on « garde la face ». Mais à quel prix ?
Car tout ce qui n’est pas exprimé s’imprime. Ce qui n’est pas accueilli se répète. Et l’émotion refoulée, comme un courant sous la surface, finit toujours par resurgir ailleurs : dans le corps, dans la relation à l’autre, dans la fatigue, l’irritabilité, ou le sentiment diffus de passer à côté de soi.
Chaque émotion a sa raison d’être
Les émotions ne sont pas des failles du système. Ce sont des signaux vivants, des messagers intérieurs conçus pour nous permettre de nous adapter, de nous protéger, de nous relier au monde et à nous-mêmes. Chacune d’elles, si on prend le temps de l’écouter, nous livre une information essentielle sur notre état, nos besoins, nos limites ou nos désirs profonds.
La colère
La colère est souvent perçue comme une émotion négative, à maîtriser ou à taire. Pourtant, elle est l’une des plus précieuses alliées. Elle signale qu’une limite a été franchie, qu’un besoin fondamental n’a pas été respecté — que ce soit le besoin de respect, de reconnaissance, de sécurité ou d’équité. C’est une énergie brute, puissante, qui peut soit détruire lorsqu’elle est refoulée ou mal canalisée, soit devenir une force d’affirmation, un levier pour poser des actes justes et réparateurs.
La peur
La peur, souvent incomprise, n’est pas une faiblesse. C’est une alarme intérieure, une veille constante sur notre sécurité. Elle peut être déclenchée par un danger réel ou imaginaire, mais dans les deux cas, elle pointe vers un besoin de protection, de clarté, ou de temps pour évaluer une situation. Accueillir sa peur, c’est reconnaître ses vulnérabilités, ajuster ses choix, et retrouver son pouvoir d’action sans se précipiter.
La tristesse
La tristesse nous demande de ralentir, de nous déposer. Elle émerge face à une perte, une séparation, une déception. Elle nous pousse à faire le deuil de ce qui n’est plus, à intégrer une transformation, à honorer ce qui a compté pour nous. La tristesse bien accueillie nous rend plus sensibles, plus profonds, plus vivants. Elle ouvre un espace d’intimité avec nous-mêmes, un appel au soin.
La joie
La joie est un baromètre de justesse. Elle éclaire ce qui nous fait du bien, ce qui est aligné avec nos valeurs, ce qui nourrit notre être. C’est une émotion expansive, qui nous relie aux autres et au monde. Elle nous enseigne le plaisir d’être présent, l’élan créatif, la gratitude. La joie n’est pas un luxe : elle est un besoin émotionnel vital, trop souvent sacrifié au nom de la « maturité ».
L’amour
L’amour, quant à lui, est parfois galvaudé. On le confond avec l’attachement, la dépendance affective ou la fusion. Mais l’amour, dans sa forme essentielle, est une force de cohésion, une énergie d’élan vers l’autre, une ouverture du cœur. Il nous pousse à voir au-delà de nous-mêmes, à coopérer, à prendre soin. C’est l’émotion qui nous ancre dans l’interdépendance, qui donne du sens à nos relations.
Le mépris
Le mépris, souvent disqualifié d’emblée, joue aussi un rôle. Il est une prise de distance, une réaction de protection face à ce qui heurte nos repères, nos valeurs ou notre dignité. Il peut révéler un rejet inconscient de ce qui nous dérange chez l’autre — ou en nous. Pris au sérieux, le mépris peut nous offrir un miroir sur nos propres ombres, et ouvrir un chemin vers plus de lucidité, voire d’humilité.
La honte
La honte est une émotion viscérale, liée au regard des autres. Elle signale une transgression — réelle ou perçue — d’une norme sociale ou d’un idéal personnel. Elle peut nous figer, nous enfermer dans le silence ou le masque. Mais elle nous parle d’un besoin d’appartenance, de reconnaissance. Traverser la honte, c’est souvent réapprendre à se montrer tel que l’on est, avec ses fragilités, ses maladresses… et son humanité.
Le dégoût
Le dégoût agit comme un filtre instinctif, une barrière naturelle contre ce qui est perçu comme toxique ou dangereux, que ce soit dans l’alimentation, les comportements ou les relations. Il nous pousse à nous éloigner, à refuser, à mettre des distances nécessaires. C’est une protection physique et morale.
Ls surprise
Enfin, la surprise est l’émotion de la réinitialisation. Elle interrompt notre logique habituelle, bouscule nos schémas mentaux, nous arrache à l’automatisme. Elle est fugace, mais puissante : elle crée un espace de mise à jour, où l’inattendu peut devenir source d’apprentissage, de curiosité, de réajustement.
Une société de contrôle émotionnel
Dans une culture façonnée par les exigences de performance, de productivité et d’apparence, les émotions deviennent des intrus. Elles ne rentrent pas dans les cases. Elles sont trop imprévisibles, trop brutes, trop humaines. On valorise la pensée logique, l’efficacité, la maîtrise de soi. L’idéal implicite – parfois même explicite – est clair : être rationnel, stable, et constamment “positif”. Savoir gérer ses émotions, dans ce contexte, signifie souvent savoir les taire.
Le malaise apparaît ici : dans cette volonté de contrôle, l’émotion devient suspecte. Une larme en réunion est perçue comme un signe de fragilité, une colère comme un manque de professionnalisme, une peur comme un aveu d’échec. Même la joie, si elle déborde trop, peut paraître déplacée, voire gênante. Ce qui compte, c’est l’image que l’on renvoie : calme, souriant·e, efficace. Une façade impeccable.
Mais cette injonction au contrôle permanent crée un paradoxe douloureux : plus on tente de dissimuler ses émotions, plus elles s’intensifient en coulisse. À force de vouloir être “fort·e”, on devient étranger à soi-même. On perd le contact avec ce qui vit à l’intérieur. On se coupe de nos besoins, de nos ressentis, de nos élans les plus authentiques. Et cela finit par coûter cher.
Le corps, lui, n’oublie rien. Ce que l’esprit refoule, le corps l’exprime. Fatigue chronique, douleurs inexpliquées, migraines, tensions musculaires, dérèglements hormonaux… autant de signaux somatiques qui traduisent un trop-plein d’émotions non exprimées, un déséquilibre intérieur qui cherche une issue.
Les troubles de l’humeur — irritabilité, anxiété, épisodes dépressifs — sont souvent les reflets d’émotions muselées trop longtemps. Et quand cela ne sort pas par le corps, cela se manifeste dans le comportement : compulsions alimentaires, addictions, suractivité, besoin de contrôle exacerbé, effondrements imprévus… autant de stratégies inconscientes pour gérer, ou fuir, un tumulte émotionnel qui n’a pas été entendu.
La société nous pousse à porter un masque, mais le prix du masque est lourd : il épuise, il isole, il assèche les relations. Ce que l’on cache pour “rester fort·e” devient précisément ce qui nous rend plus fragiles.
Or, ressentir n’est pas un problème à résoudre : c’est le signe que nous sommes vivants.
Réapprendre à écouter ses émotions
Il est temps de réhabiliter les émotions comme des alliées. Elles ne sont ni bonnes ni mauvaises : elles sont. Elles émergent en réponse à une situation, un souvenir, une interaction. Elles sont des messagères de notre vécu, des indicateurs de ce qui est important pour nous, de ce qui nous touche, nous bouleverse, nous réjouit, nous dérange. Elles nous relient à notre humanité la plus profonde.
Les accueillir ne signifie pas s’y noyer ni perdre le contrôle. Il ne s’agit pas de devenir submergé, mais de devenir intime avec soi-même. Accueillir une émotion, c’est apprendre à la nommer, l’observer, l’écouter sans jugement. Lui faire une place, pour ne plus qu’elle s’impose en douce, par le corps ou les comportements.
Cela demande du courage, parce que l’on nous a rarement appris à faire cela. On nous a plutôt formés à rester “forts”, à passer à autre chose, à relativiser. Mais accueillir ses émotions, ce n’est pas un luxe : c’est un acte de présence à soi. Cela demande parfois un cadre bienveillant, une main tendue, un espace thérapeutique ou un regard qui ne juge pas. Car certaines émotions sont anciennes, profondes, liées à des blessures enfouies. Les traverser seul peut sembler vertigineux. Mais c’est possible, et profondément libérateur.
Car une émotion écoutée, traversée, ne stagne pas. Elle ne se fige pas en nous comme un poids. Au contraire, elle circule, elle se transforme. Une colère entendue peut devenir un moteur d’action. Une tristesse accueillie ouvre à la douceur. Une peur reconnue devient lucidité. Une honte traversée se mue en acceptation. Chaque émotion, une fois reconnue, peut retrouver sa juste place dans notre paysage intérieur.
Cette fluidité émotionnelle est une forme de liberté. Elle ne dépend pas des circonstances extérieures. Elle naît d’un rapport vivant et honnête à soi-même. Dans un monde qui nous pousse à paraître, choisir d’écouter ce que l’on ressent, c’est oser être.
Et c’est dans cet espace-là que quelque chose de précieux peut émerger : une forme de paix, non pas l’absence d’émotion, mais une harmonie intérieure, un accord avec soi, qui donne envie de vivre plus vrai, plus relié, plus profondément humain.
Et si on changeait de regard ?
Et si, au lieu de chercher à « gérer nos émotions », nous apprenions à dialoguer avec elles ? À les reconnaître comme des messagers bienveillants, parfois maladroits, mais toujours sincères ? À leur faire une place dans notre quotidien, dans notre langage, dans notre éducation ?
Réapprendre à ressentir, c’est aussi réapprendre à vivre. Pleinement. Authentiquement. Humainement.
Références :
Livres et auteurs de référence
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Antonio Damasio – L’erreur de Descartes
➤ Le neuroscientifique montre que les émotions sont indissociables de la raison. Elles participent à la prise de décision et au maintien de l’équilibre psychique. -
Brené Brown – Le pouvoir de la vulnérabilité et La force de l’imperfection
➤ Elle explore comment l’acceptation des émotions, y compris les plus inconfortables, est une clé pour la résilience, l’authenticité et des relations humaines riches. -
Christophe André – Imparfaits, libres et heureux
➤ Psychiatre spécialiste de la pleine conscience, il insiste sur l’accueil des émotions comme étape incontournable du bien-être psychologique. -
Isabelle Filliozat – Au cœur des émotions de l’enfant (et autres ouvrages)
➤ Elle vulgarise avec clarté le langage des émotions et comment apprendre à les écouter dès l’enfance, pour éviter qu’elles ne deviennent des « bombes à retardement ». -
Marshall Rosenberg – Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs)
➤ Créateur de la Communication NonViolente (CNV), il explique comment toute émotion révèle un besoin et peut devenir une voie d’apaisement et de dialogue. -
Thomas d’Ansembourg – Cessez d’être gentil, soyez vrai !
➤ L’auteur met en lumière les conditionnements sociaux qui nous coupent de nos ressentis profonds et la nécessité de se reconnecter à soi par l’écoute émotionnelle. -
Gabor Maté – Quand le corps dit non
➤ Il établit un lien direct entre la répression des émotions et les maladies chroniques. Le corps parle quand l’âme n’est pas entendue.
Apports scientifiques
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Joseph LeDoux, neuroscientifique, a étudié les circuits émotionnels dans le cerveau, notamment le rôle fondamental de l’amygdale dans la peur.
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Études en psychoneuroimmunologie : montrent que le stress émotionnel chronique affaiblit le système immunitaire.
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Recherches en pleine conscience (Jon Kabat-Zinn) : la méditation favorise l’accueil des émotions sans réactivité, améliorant ainsi la régulation émotionnelle.